Pute d'attention
Comme beaucoup d'adolescentes, j'étais fascinée par le suicide. Oh, pas pour la finalité de l'action : mourir ne m'intéressait pas. Mais pour la beauté du geste, pour sa force. Ouvrir mes veines, c'était comme partir en claquant la porte. C'était bien beau, mais si personne ne me suivait dans le couloir après pour savoir ce qui n'allait pas, ça ne servait à rien. D'ailleurs, quand je visualisais la scène (le sang qui coule, ma mère qui entre en hurlant, l'hôpital), je ne me voyais jamais mourir à la fin. Où était l'intérêt? Ce n'était pas à ma vie que voulais mettre fin, c'était à mes problèmes. Si j'étais à l'hôpital avec les veines ouvertes, personne ne me demanderait de ranger ma chambre. Personne ne me demanderait de maigrir. Personne ne me demanderait d'avoir de bonnes notes coûte que coûte. Tout le monde se ficherait de savoir que j'étais grosse, moche, que je n'avais aucun talent qui me permettrait d'arriver à quelque chose dans la vie. Et surtout, tout le monde se réclamerait mon ami.
À force de mettre les morts sur un piédestal, il n'y a rien d'étonnant à ce que les jeunes les envient. Je voulais ce piédestal. Je voulais que les filles populaires du lycée qui ne daignaient jamais baisser les yeux vers moi disent "Ah oui, Anne, je la connais bien, je suis tellement triste!". Je voulais que les garçons ressentent le besoin de me protéger. Je voulais clouer le bec à tous ceux qui riaient en voyant les pathétiques marques sur mon poignet et disaient que je n'avais que de la gueule et est-ce-que je pouvais leur léguer mes stylos-plumes par testament?
Je voulais sortir de là, et la seule façon de sortir de là, c'était l'hôpital. Une fois à l'hôpital, on ne se moquerait plus. J'aurais droit à des psys, à des médicaments, et je n'aurais plus à me soucier de rien.
Avec un peu de chance, on m'aurait changée de collège.
C'était une spirale dans laquelle je m'enfonçais, et la seule issue était le fond.
Il aura fallu que ma mère voie les traces sur mon poignet pour que je réalise à quel point je m'étais égarée. À partir du moment où j'ai vu ses yeux s'ouvrir grands après qu'un mouvement innocent a fait remonter ma manche, la spirale a cessé de m'aspirer et m'a rejetée vers le haut. Tout à coup, j'ai vu l'absurdité de mon raisonnement, les vraies conséquences qu'un tel geste aurait, et la trivialité des problèmes qui me semblaient tellement insurmontables. Avant même qu'elle ait ouvert la bouche pour me demander ce que j'avais au poignet, c'était fini. Et la honte s'est installée.
On en parle si souvent dans les journaux, dans les cours d'école, à la boulangerie. De ces jeunes filles qui menacent de se suicider pour faire parler d'elles. Elles sont si ridicules, ces "attention whores" comme on les appelle. Elles sont tout en bas de l'échelle, les plus méprisables des êtres méprisables, qui ne reculeraient devant rien pour qu'on les remarques.
Pourtant la détresse est bien là. Elle n'est pas fondée, elle n'a pas lieu d'être, mais comme les vrais malheureux, l'attention whore pleure la nuit dans son lit. La difficulté est de lui faire comprendre que sa douleur est de sa propre invention.
C'est un mal de vivre que seuls les enfants qui ne manquent de rien peuvent se permettre. Quand Madame Smith fait une dépression, son médecin lui prescrit des anti-anxiolitiques. Quand Melinda fait une dépression, il faut trouver un cutter dans sa table de nuit pour lui prescrire les mêmes.
Pourtant, leurs problèmes sont tout aussi importants.